Visite guidée de la plus vieille fabrique de tonneaux de France

Crédits: Marie Le Tutour in Capital

 

Demptos, la plus vieille tonnellerie de France fournit en fûts de chêne les grands crus de Bordeaux et exporte dans le monde entier. Dans ses ateliers aux portes de l’Entre-deux-mers, on marie l’artisanat à la chimie de pointe.


Le soleil perce tout juste le brouillard matinal, fréquent dans la vallée de la Garonne durant les mois d’hiver. À une quinzaine de kilomètres au sud-est de Bordeaux, dans la petite commune de Saint-Caprais-de-Bordeaux, les artisans de Demptos sont déjà au travail, à l’endroit même où est née l’entreprise il y a presque 200 ans. Mais avant de les rejoindre, il faut d’abord contourner le bâtiment refait à neuf récemment dans un joli bois blond, pour découvrir le «trésor» de de la Maison : bien alignés sur des clairevoies qui s’empilent sur plusieurs mètres de hauteur, 11.000 m3 de «merrains» de chêne sèchent lentement à l’air libre. «Vous avez ici l’équivalent de trois années de production de barriques», présente fièrement Dominique Gornes, le directeur commercial de l’entreprise de tonnellerie.

 

Ces merrains – des planches de 22 à 27 millimètres d’épaisseur sur un mètre de long – passeront au minimum deux hivers et deux étés à l’extérieur avant d’être transformés en barriques. «Il faut davantage parler de maturation que de séchage, précise notre guide, œnologue de formation. Grâce aux études que Demptos a menées sur le chêne (lire ci-dessous), nous savons aujourd’hui que le bois ne se contente pas de perdre son humidité, passant de 85% à 20% d’hygrométrie. Il se couvre également de champignons microscopiques, qui lui donnent sa couleur noire en surface et interagissent en profondeur avec ses composés.»

 

C’est tout le paradoxe de la tonnellerie : si ses méthodes de fabrication restent largement artisanales, les transformations subies par le bois tout au long du processus sont désormais de mieux en mieux comprises et permettent au secteur de réaliser de véritables innovations scientifiques. Pour Demptos, ce saut dans la technologie a commencé au début des années 1990, lorsque l’entreprise familiale a été rachetée par la Tonnellerie François Frères (TFF), un groupe bourguignon devenu aujourd’hui leader mondial de la conservation du vin et des alcools, avec un chiffre d’affaires de 245 millions d’euros en 2018. Grâce à l’acquisition de nouvelles connaissances sur le bois et ses réactions, Demptos propose pas moins de huit références, toutes avec des propriétés différentes, depuis la traditionnelle «barrique bordelaise», qui est aussi la plus vendue, jusqu’à la «Réserve», destinée aux élevages de vin plus longs, en passant par la «OH>15», plus adaptée aux vins à forte teneur en alcool… «La barrique n’est pas un contenant neutre, explique encore Dominique Gornes. Elle concède des molécules et des arômes au vin. Si nos clients, châteaux du bordelais ou grands vignobles étrangers, les recherchent pour ajouter de la complexité à leurs vins, ils veulent aussi pouvoir les maîtriser.»

 

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Dans un vacarme assourdissant, une soixantaine d’artisans travaillent à façonner les fûts. – © Laurent Sazy/Divergence pour Management.
En attendant, les merrains devront patienter 24 à 36 mois pour entrer dans l’atelier… où nous pénétrons dans un vacarme assourdissant. C’est ici que s’activent tous les jours près de soixante artisans tonneliers – le gros des salariés de l’entreprise, qui en compte 70 sur le site bordelais, et 130 avec ses filiales internationales. Chaque pièce est réalisée pour ainsi dire sur-mesure, car l’entreprise ne lance la fabrication d’un nouveau tonneau que sur commande, en utilisant deux essences de chêne issues du centre de la France, de Normandie ou encore des Vosges : le chêne pédonculé, principalement pour ses bonnes propriétés mécaniques, et le chêne sessile, très résistant. Le bois doit aussi répondre aux attentes des clients, très sensibles à des critères physiques, comme la granulosité, par exemple, liée à la taille des cernes de croissance. Un grain fin, inférieur à 1 millimètre, signifie une plus grande porosité et sera par conséquent privilégié par les vins qui supportent bien l’oxygénation. Les fabricants d’alcool comme le cognac ou le whisky, eux, choisiront les plus gros grains.

 

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La fabrication du tonneau débute dès l’entrée du bâtiment, où la chaîne de sciage avale les merrains et les restitue sous forme de douelles – un autre terme propre au métier, qui désigne les lattes incurvées et légèrement ventrues, qui vont constituer l’élément de base du tonneau. Quand l’artisan prend ces douelles en main, il commence par les «mettre en rose», c’est-à-dire qu’il les assemble sur un cercle en métal, avant de les resserrer mécaniquement. Une fois que le tonneau a pris forme, arrive l’étape-clef de la fabrication, de loin la plus spectaculaire : la chauffe, pendant laquelle le tonnelier passe la barrique à la flamme. «La première chauffe dure une vingtaine de minutes, ce qui permet d’assouplir la lignine, la molécule qui donne sa structure au bois, et de donner sa forme cintrée à la barrique sans casser les fibres», décrypte l’un des artisans en pleine opération. «La deuxième chauffe ou réchauffe, plus longue mais aussi plus intense, stabilise la forme et développe les arômes du bois, complète Dominique Gornes, en plongeant le nez dans une «bordelaise» encore chaude. L’intérieur du fût est légèrement roussi – «toasté, pas brûlé», précise le responsable – et exhale des arômes marqués de «torréfaction et de pain grillé». La durée et la niveau de chauffe – léger, moyen, moyen plus, et fort – peuvent d’ailleurs être adaptés selon les besoins.


Les tonneaux sont amenés à la chauffe. Le feu assouplit le bois et précise ses arômes. – ©Laurent Sazy/Divergence pour Management.

 


A tel point que Demptos a même mis au point, pour sa barrique «Paradox», qui dénote sur les autres avec ses parois restées blanches malgré la chauffe, un procédé qui évite toute carbonisation à l’intérieur du fût,. Ce système breveté permet de reproduire les effets d’une chauffe intense, sans imprégner la barrique des notes grillées ou épicées qui l’accompagnent traditionnellement. De fait, si les arômes fortement boisés et épicés étaient très recherchés par les vignobles et les œnologues il y a encore quelques années, ce n’est plus le cas aujourd’hui : la «parkérisation», du nom du célèbre dégustateur et critique américain, Robert Parker, a fait son temps. Adieu les vins fortement boisés : la priorité est désormais à l’expression du terroir et du fruit.

 

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Il ne faut pas aller très loin pour en avoir la confirmation. A Léognan, de l’autre côté de la Gironde dans l’AOC Pessac-Léognan, Gabriel Vialard est le directeur technique du Château Haut-Bailly, un grand cru classé de Graves. «Nos vins sont vieillis quinze mois en fût de chêne car pour nous, la barrique est un composant essentiel du goût, explique-t-il. Mais nous voulons que celle-ci habille le vin, pas qu’elle le maquille.» Cela suppose un équilibre subtil et des ajustements réguliers de la part des tonnelleries. Chaque année, le château achète près de 200 barriques bordelaises auprès de six fabricants différents, dont Demptos. Chaque année, il organise également, avec les représentants des dites tonnelleries, une dégustation à l’aveugle du vin élevé dans les différentes barriques. «A l’issue de la dégustation, raconte le directeur technique, nous leur demandons de désigner les deux meilleures et les deux moins bonnes… Et nous en profitons pour répéter notre message – surtout, pas trop de boisé ! – et recadrer le tir pour les lots de l’année suivante.»

 


Le vinificateur choisit ses barriques en fonction des notes particulières qu’il souhaite apporter à son vin. Ici, Gabriel Vialard, directeur technique du Château Haut-Bailly. – © Laurent Sazy/Divergence pour Management.
Le vinificateur a des raisons d’être exigeant : avec un tarif compris entre 700 et 850 euros pour le fût de 225 litres, la barrique en chêne est un produit de prestige. «Seuls 2 à 3% des vins dans le monde sont élevés en barriques», confirme Dominique Gornes. L’investissement est d’autant plus important que la durée de vie de celles-ci est courte : pour profiter pleinement de leurs vertus aromatiques, les barriques ne sont utilisées que pendant deux ans au Château Haut-Bailly, avant d’être revendues à des vignobles moins prestigieux, qui pourront les utiliser pendant trois à quatre années encore. Au-delà, le bois imprégné de vin développe des microorganismes qui risquent de contaminer les cuvées.A notre retour à Saint-Caprais-de-Bordeaux, la centaine de barriques fabriquées dans la journée sont dans leur phase de finition : les maîtres tonneliers, après avoir testé leur étanchéité, puis effectué les éventuelles réparations pour rattraper les micro-fuites, les marquent au laser du nom du domaine qui les réceptionnera. Ne reste plus qu’à les emballer pour l’expédition. «Celles-ci vont partir en Australie», annonce Dominique Gornes, en désignant un rack de barriques enveloppées dans du film plastique.

 

Si l’entreprise fournit près de 500 châteaux du bordelais, sans compter ses clients de Touraine, de la vallée du Rhône et du Languedoc-Roussillon, elle réalise, en effet, près de 80% de ses ventes dans 40 pays dans le monde, soit 32 millions d’euros sur 40 millions de chiffre d’affaires total. Mais toutes les barriques ne partent pas de Saint-Caprais : le fabricant français a été l’un des premiers du secteur à se lancer à l’international en ouvrant une filiale de production dans la Napa Valley (Californie), dès 1982, puis une autre en Espagne et, plus récemment, en Chine. Il compte également deux filiales de distribution, en Afrique du Sud et en Nouvelle-Zélande. Mais si le chêne américain, aux arômes puissants, constitue aujourd’hui 40% des ventes de Demptos, c’est bien le prestigieux chêne français, le «french oak», qui continue de construire sa réputation à travers le monde…

 

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Le chêne n’a plus de mystères


On ne s’attend pas à croiser des chercheurs en blouse blanche chez un tonnelier, et pourtant ! Depuis 1991, le Centre de recherche Demptos, ouvert au sein de l’institut des sciences moléculaires à l’université de Bordeaux, utilise les outils de la science pour mieux comprendre les processus à l’œuvre lors de la fabrication des barriques, mais aussi durant leur utilisation. «À l’époque, les connaissances dans le monde du bois étaient quasi inexistantes, explique Nicolas Vivas, le directeur du centre. La recherche sur le chêne doit presque tout à deux ou trois tonneliers comme Demptos, qui ont fait le pari de la R&D.» Grâce à la spectrométrie de masse et à la résonance magnétique nucléaire (RMN), les chercheurs ont pu identifier les molécules odorantes, les tannins et les polyphénols transformés durant la phase de séchage, puis de chauffe. Ils ont mis en évidence les échanges gazeux entre la barrique et le bois et s’intéressent aujourd’hui à l’architecture moléculaire du vin… Ils peuvent également répondre à des demandes spécifiques des clients.